Christianisme et monde du travail de 1850 à 1950
Le catholicisme social à la sucrerie de Francières
Joël HIQUEBRANT et Michel VAROQUEAUX – Février 2015
Les témoignages figurant dans ce texte sont extraits de l’ouvrage intitulé : « La sucrerie de Francières – Mémoires » sous la direction de M. Jean-Pierre Besse.
Cet ouvrage est disponible auprès de l’Association.
L’Eglise catholique est omniprésente durant cette période. Elle guide les âmes et encadre les hommes tant dans leur vie quotidienne que sociale, fixant devoirs et comportements au travail, relations au sein des ateliers.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Rerum_novarum
Le contexte historique
La politique antireligieuse menée durant la première révolution française, porte des coups très durs à l’église catholique de France. Après la tourmente révolutionnaire, les églises fermées, les prêtres déportés ou remplacés par des « jureurs », l’église catholique n’existe pratiquement plus en France. L’attitude de Napoléon premier vis-à-vis du pape et des cardinaux n’arrange rien malgré son autorisation de réouverture du culte.
Si à la restauration sous Louis XVIII, la convention dite « concordat de 1817 » rétablit partout diocèses et cultes, beaucoup d’églises restent encore sans desservant. Les séminaires rouvrent pour permettre la formation d’un nouveau clergé.
Il faut attendre le milieu du XIX° siècle pour retrouver un contexte favorable. Après 1848, le prince Napoléon rétablit militairement le pape à Rome, la liberté d’enseignement secondaire date de 1850 et en 1855, pratiquement toutes les communes ont retrouvé leur église, un curé, un presbytère.
À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, elle voit son âge d’or. Elle est présente partout, ignore la concurrence d’autres religions en particulier dans notre région. Libres penseurs et athées sont rares et marginalisés. Pour le comprendre, il faut avoir à l’esprit que les mentalités n’ont rien à voir avec celle de notre temps.
L’enseignement catéchiste constitue la base de la vie morale et sociale pour tous. Cette morale chrétienne s’adresse aussi bien aux patrons, pleinement propriétaires de leur entreprise et vivant au milieu d’elle, qu’à leurs salariés.
Le catholicisme social
Le volet suivant est tiré d’un texte rédigé par Joël Hiquebrant et Michel Varoqueaux, figurant dans l’ouvrage de M. Ludovic Laloux « Le sucre entre tentations et réglementations » édité par les Archives Nationales du Monde du Travail, dans le cadre du congrès de Mulhouse de 2014.
La naissance du mouvement de pensée et d’action, d’abord nommé « économie chrétienne » ou « économie charitable » se situe vers 1822, mais il ne prendra le nom de « catholicisme social » qu’en 1890 donc assez tardivement et mettra bien du temps à dépasser le stade de la charité privée ; dès le départ divisé en deux branches distinctes, celles des « socialistes chrétiens » d’une part et des « conservateurs » ou légitimistes d’autre part, et regroupant des réalités très diverses.
Cette « doctrine sociale de l’Eglise » a pour acte fondateur l’encyclique « Rerum Novarum » publiée en 1891 par le pape Léon XIII. Le petit Larousse le présente comme un : « grand humaniste qui préconisa en France le ralliement à la république et encouragea le catholicisme social, ainsi que la pénétration religieuse du monde ouvrier ».
Ces idées, longtemps contestées, se trouvent désormais renforcées et légitimées. Le texte contient une double condamnation, celle des excès du libéralisme économique et des idées socialistes, cherchant à dépasser l’opposition entre classes sociales, recherchant le bien commun et la concorde dans la société.
La législation sociale qui se met en place à l’époque se veut le reflet de ces préoccupations. On peut avec le recul la qualifier de timide et minimaliste, mais elle rompt néanmoins avec les conditions qui prévalaient auparavant et en constitue une amélioration sensible. Un salaire correct, le droit d’association, des conditions de travail améliorées, en particulier pour les femmes et les enfants, le repos du dimanche, etc. sont mis en avant.
Dans ces conditions, les catholiques sensibles à ces sujets se trouvent confortés et stimulés, renforcés par « l’onction » de la plus haute autorité religieuse.
Cet encouragement qui donne une légitimité à l’église catholique à intervenir dans le domaine social, va permettre aux initiatives de se multiplier dans de nombreux domaines et sous des formes très diverses, même si des différences liées à la sensibilité des uns et des autres voire des oppositions, ne manquent pas d’apparaître.
Commençons par les employeurs et voyons comment, à Francières, au sein d’une des premières sucreries construites au début du XIX° siècle, ces principes furent déclinés par une famille de patrons, propriétaires de leur entreprise. Il faut préciser que l’attitude de cette famille fut entièrement spontanée et naturelle sans être guidée par un calcul prémédité de fidélisation du personnel ou d’achat de la paix sociale au sein de l’entreprise.
L'exemple de Francières
Avant son arrivée à Francières, Monsieur Benoit était directeur et administrateur de la sucrerie de Crépy-en-Laonnois dans l’Aisne. Si son action s’est souvent inscrite dans la continuité de Prudent Druelle, un des précédents directeurs de la sucrerie, il a aussi imprimé sa marque à la marche de l’entreprise et a manifesté des préoccupations sociales qui s’inscrivent parfaitement dans le mouvement précité.
Un témoin déclare : « Monsieur Benoit était charmant, généreux, aimé de son personnel. C’était aussi un bon gestionnaire »
Madame Marguerite Lesage épouse Benoit était infirmière diplômée, on sait qu’elle reçut une solide éducation religieuse. Durant la captivité de son mari, fait prisonnier au début de la première guerre mondiale, elle dirige la sucrerie et les fermes, garde et élève ses filles. Elle continue à verser une partie du salaire aux femmes de soldats et console les veuves.
Elle trouva le temps de réconforter et d’apporter du ravitaillement aux blessés et malades de l’hôpital militaire proche et de fleurir les tombes des soldats tués.
Lorsque M. Benoit revient de captivité, en 1918, sa femme a du mal à abandonner ses responsabilités.
Rappelons que la famille patronale vivait au centre même de l’entreprise, côtoyant les employés de l’usine et des fermes, au courant de tous leurs problèmes.
Leurs actions et préoccupations, qui constituaient pour eux un « devoir d’état » naturel, s’adressaient aussi bien au personnel de l’usine qu’à celui des fermes et portaient sur la vie quotidienne des salariés, l’éducation proprement dite, ainsi que l’éducation religieuse.
Un observateur écrit : « à partir de 1930, on voit se dessiner ou plutôt se conforter les rôles complémentaires de M. Benoit et de sa femme. Lui comme gestionnaire de la sucrerie, et elle, organisant les activités ludiques des enfants du personnel, leur formation religieuse, ainsi qu’une présence forte près des familles ouvrières ».
Sans entrer dans le détail de toutes les actions, retenons une politique du logement, l’organisation de loisirs (théâtre, cinéma, sorties, choules, colonies de vacances), la création d’une école et d’une chapelle. En plus des fêtes religieuses, se déroulaient des fêtes collectives avec tout le personnel à l’occasion d’un événement patronal ou lors de la remise des médailles du travail.
Ce patronat se préoccupait aussi des problèmes familiaux, entre autres ceux des malades, qu’ils transportaient chez le médecin. Il fut créé un groupe de sapeurs-pompiers avec autopompe qui intervenait au-delà de l’usine en cas de sinistre dans les environs.
Un ancien résume l’ambiance qui régnait alors : « Mes souvenirs, ce qui me tient à cœur, c’est la période d’avant guerre. A cette époque là, il y avait la sucrerie d’un côté et les fermes de l’autre. C’était une grande famille. Il y avait je ne sais pas combien d’hectares à cultiver, répartis en six fermes, c’était la vie, c’était vivant » !
Un autre témoin nous dit : « je me souviens de mon grand-père qui a fait sa dernière campagne en 1941, il vénérait M. Benoit, pour lui c’était « Dieu », parce que la sucrerie était toute sa vie ».
Ce que l’on peut appeler « le Devoir d’état » concerne aussi les employés. Outre les devoirs vis-à-vis de Dieu, de la famille, de la patrie, il comprend l’obéissance, l’amour et le respect vis-à-vis de ses supérieurs (quatrième commandement).
Il implique de ne pas se soustraire à ses obligations professionnelles, de ne pas rêver d’un autre état de vie et de condition (Saint-François-de-Sales).
En résumé, l’essentiel de la doctrine enseignée et partagée de l’époque est :
« Nous sommes dans une vie qui reste provisoire, nous devons adorer et servir Dieu. Dans les peines de la vie quotidienne, nous devons trouver notre entrée dans la Vie Eternelle ».
On mesure alors tout le contraste avec les paroles prononcées par le vicaire d’Estrées-Saint-Denis au début de son sermon, lors d’une messe en 1970, à Francières :
« Mes frères, sachez une fois pour toutes que le Devoir d’État n’existe plus. Il doit être remplacé dans votre esprit par le Droit au Travail ».
C’est dans ce même esprit qui s’est perpétué que nous citons le sermon du chanoine Bonnaire prononcé lors de la bénédiction de la sucrerie de Marle (Aisne) en 1855.
« En venant, mes chers frères, implorer la bénédiction céleste sur cet établissement aux proportions si vastes, si belles, si ingénieuses, que veux-je ? Offrir à Dieu en votre nom le solennel hommage d’une reconnaissance méritée, un légitime tribut de prières. Qui, en effet, donne à une plante, dédaignée longtemps, cette intéressante propriété qui en fait de nos jours l’un des plus riches produits de l’agriculture ? Jusqu’en ces dernières années, c’était à une contrée lointaine qu’il fallait demander, ce n’était qu’au-delà des mers et à grands frais que l’on pouvait trouver cette denrée aussi bienfaisante qu’agréable ; elle était le privilège exclusif de l’opulence ; et inconnue du pauvre, jamais elle ne venait adoucir l’amertume de ses souffrances. Qui donc est venu dire à la Science : ce que vous allez chercher si loin, avec tant d’efforts, vous l’avez sous la main. Pressurez-la et le suc qui en jaillira bientôt se métamorphosera en un aliment précieux pour vous, et l’animal qui vous aide dans vos travaux trouvera encore dans le résidu que vous lui abandonnerez une savoureuse et fortifiante nourriture.
Mes frères, c’est bien en vain que l’homme s’épuise : la fertilité de la terre, elle ne vient que de Dieu ! Oui, c’est Dieu seul qui a mis dans les entrailles de la terre une fécondité, que ni les travaux assidus, ni les incessantes recherches de l’homme jamais n’épuiseront.
Reconnaissance donc à Dieu qui vient de révéler dans une plante modeste à peine connue de nos ancêtres, à l’opulence une nouvelle source de richesse, au pauvre un adoucissement dans sa maladie, à tous enfin un agréable supplément aux légitimes jouissances de la vie.
Mais les bienfaits de Dieu sont-ils comme ceux de l’homme, bornés, incomplets ? Non, aussi quel nouveau sujet de reconnaissance !
Mes frères, quand ces gigantesques machines qui recèlent le feu dans leurs flancs fonctionnent avec ordre, mesure, régularité ; lorsqu’on voit l’eau bouillonnante, furieuse, retenue captive maîtrisée par la main de l’homme, céder à son empire, ne lui donner que la moindre partie de sa substance, une légère vapeur dont la puissance cependant est telle qu’elle ébranle les masses les plus lourdes, qu’elle leur imprime les plus rapides rotations, à la vue, dis-je de ces hardies inventions de la science moderne, on demeure frappé d’étonnement, je dirai presque de fryeur, et involontairement il s’échappe des lèvres ce cri plein d’admiration, de vérité : Oh ! que Dieu est grand, qu’il est puissant ! puisque l’esprit de l’homme, faible émanation de l’intelligence divine, a pu concevoir, enfanter, diriger de telles merveilles.
Mais aussi ces redoutables éléments à qui Dieu a ordonné de concourir avec vous dans une industrie dont il est l’auteur, l’eau et le feu ne sont pas toujours aussi dociles que quelquefois ils n’échappent au pouvoir des plus habiles.
Ces ingénieuses machines qui apportent un si prodigieux supplément aux joies de l’homme, elles recèlent des périls de tous genres ; avec d’immenses bienfaits, elles portent trop souvent la mort dans leur marche rapide : ces pavés si lamentablement ensanglantés il y a quelques jours, ne vous rappelaient-ils pas au sentiment de votre impuissance, de votre faiblesse ; ne vous disaient-ils pas le besoin que vous avez que Dieu maintienne dans une salutaire limite ces éléments dangereux dont il fait servir la fureur à votre propre usage.
Plaise donc à la volonté divine de vous préserver de tous accidents dans votre travail. Oui, que Dieu commande à l’eau et au feu que vous maniez avec tant de hardiesse, de respecter votre vie, votre santé. Or, cette protection, cette bénédiction de votre Père céleste, comment l’obtiendrez-vous ? Par la soumission avec la quelle vous vous résignerez à cette grande loi du travail qui pèse sur tous.
Prenez garde, mes frères, cette inégalité de fortune qui pour l’ouvrier sans religion et sans foi est un sujet de jalousie, un prétexte à d’injustes blasphèmes, elle révèle dans la Providence une conduite aussi sage qu’elle est miséricordieuse :
Admettez dans les biens de ce monde, cet égal partage, rêve du paresseux, qui pourrait créer, entretenir ces vastes établissements industriels, source de travail, d’aisance par conséquent pour toute une contrée ?
Que cette fabrique n’existe pas, combien d’entre vous qui passeraient les tristes mois d’hiver dans une inaction forcée, dans la privation des choses les plus nécessaires à la vie ?
Ici, vous trouverez non pas le pain de l’aumône, mais le légitime salaire d’un travail honorable.
Qu’il soit donc béni de vous le Dieu qui vous a ménagé cette ressource ! Qu’il soit béni de vous, lorsque, prévenant le lever du soleil, vous viendrez ici, gagner pour vous et vos enfants le pain quotidien. Que sa bénédiction soit encore sur vos lèvres lorsque, rentrant le soir au sein de votre famille vous irez procurer une repos nécessaire à vos membres épuisés par la fatigue.
Oui, reconnaissance envers Dieu, soumission à la volonté de Dieu ! Si ces deux nobles pensées animent votre travail, elles en adouciront la peine, elles le sanctifieront ; non seulement elles le rendront fructueux en ce monde, elles lui imprimeront surtout ce cachet de mérite pour une vie meilleure où vous trouverez un bien ample dédommagement aux inévitables souffrances d’ici-bas, aussi préservation de tous dangers, sainte résignation à la loi du travail.
C’est là, mes frères, ce que nous allons demander à Dieu en appelant les grâces célestes sur cette fabrique, désormais théâtre de vos travaux, en lui donnant une bénédiction qui l’élève presque à la dignité d’une chose sacrée. Unissez-vous à nous et Dieu qui est un si bon Père accueillera du haut du ciel en hommage des vœux qui proclament sa puissance et la soumission de ses enfants.
Grâces précieuses que nous demanderons à Dieu par l’intercession de la Vierge Immaculée sous la protection toute spéciale de qui cette fabrique se trouve désormais placée. Oui, la Vierge bénie que le nautonnier invoque comme son étoile bienfaisante au milieu des tempêtes, en qui espère le guerrier parmi les dangers des combats, que le malade salue comme la consolation sur son lit de douleurs.
Oui, la très sainte Vierge protègera vos travaux, acceptera l’offrande qui lui est faite en ce jour, de cet établissement, elle veillera sur vous comme une tendre mère veille sur son enfant chéri. Vous la saluerez avec confiance, tous les jours, vous lui direz : « Ô Marie, conçue sans péché, vous qui avez connu la peine du travail, qui aussi avez gagné votre vie à la sueur de votre front, priez pour des travailleurs qui ont recours à vous ».
Priez pour eux maintenant, priez pour eux lorsque sonnera l’heure de leur trépas, soutenez-les pendant leur vie au milieu de leurs peines et mettez-les à leur mort dans le séjour de bonheur dont vous êtes la reine. Ainsi soit-il.
Qu’il en soit ainsi ! Que la bénédiction de Dieu, que la protection de la très sainte Vierge reposent sur cet établissement, qu’elles vous accompagnent dans vos travaux, qu’elles y demeurent à jamais. Ainsi soit-il ».